
Accords gastronomiques mets et jus : entretien avec Giulia Caffiero

Inclusivité, créativité et diversité : voici les maîtres-mots des nouveaux accords mets-boissons.
Parce que les clients qui ne peuvent/veulent pas boire d’alcool sont nombreux, les restaurants gastronomiques proposent de plus en plus d’alternatives au classique mets et vins
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Une nouvelle espèce de spécialiste est en train de croître à la vitesse de la lumière : le responsable des jus. S’il fusionne souvent avec le sommelier, il peut avoir une place à part entière en salle, à l’image de Giulia Caffiero, la responsable des jus (et assistante manager) du triple étoilé Geranium à Copenhague. Créativité débridée et utilisation des techniques culinaires caractérisent ce processus de création de jus et d’accord avec les mets.
Le restaurant Geranium à Copenhague : étoiles du nord
Copenhague n’est pas un hasard : c’est au Danemark que les accords mets et jus ont réellement pris racine il y a plus de 10 ans. La paternité en reviendrait à René Redzepi, le défricheur de la nouvelle cuisine nordique, dans son restaurant le Noma.
Les jus ont ceci de particulier qu’ils partagent beaucoup plus avec la cuisine que les vins. On dépasse ainsi la simple complémentarité pour assister à une reformulation à la fois des ingrédients culinaires (mêmes légumes, mêmes herbes et mêmes fruits), et même techniques (clarification, ébullition, filtration, etc). L’écho avec les plats peut ainsi s’en trouver renforcé, et le travail technique et créatif poussé encore plus loin qu’avec des accords mets & vins.

Des jardins sardes aux fermes danoises
Giulia a toujours aimé fouiller et créer, qualités d’abord mises à profit lors d’études en histoire de l’art et en archéologie puis à son pic en tant que responsable des jus.
Ce qui ne doit rien au hasard : impossible de ne pas s’enthousiasmer pour le parcours de la vibrante Sarde, qui, un jour de 2019, plaqua son quotidien milanais pour s’envoler vers Copenhague et espérer cueillir un pétale du Geranium : je ne parlais pas un mot d’anglais ni de danois, mais je voulais le Geranium. Je suis allée frapper à la porte une fois arrivée, ils n’avaient pas de poste mais m’ont fait faire un essai et j’ai passé 3 mois en bas de l’échelle, à apprendre l’anglais, le fonctionnement du restaurant. Plus tard, j’ai découvert les jus. Ma créativité a trouvé son terrain d’expression, et c’est devenu une passion
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Mix and match : quand la technique rencontre l’intuition
C’est cette même intuition qui la guide dans la création de tous ses jus. Elle ne peut vraiment expliquer comment elle crée ses recettes. Elle se sert dans sa banque mémorielle olfactive, constituée dès ses premières années dans le jardin sarde de ses grands-parents, et qui continue de grandir au gré de ses visites dans les fermes danoises qui approvisionnent le Geranium.
Au feeling, elle choisit, en règle générale, un fruit, un légume et une herbe.

Puis elle met en œuvre les techniques culinaires pour donner forme à l’élixir. Et teste, beaucoup. Fait bouillir, rôtir, ou torréfier, clarifie, infuse, filtre, goûte, recommence, modifie la proportion, rééquilibre, réajuste, et recommence encore, jusqu’à ce que.
Mes jus sont simples, 3 ingrédients en général, mais ne sont pas si simples : la combinaison et la balance entre chaque ingrédient peut être difficile à trouver. Le début est très intuitif, instinctif, je sens dans ma bouche comment ça va être, je goûte le plat et je sens ce qu’il va falloir corriger. J’ai fait plein de jus horribles, comme des algues avec du chou, qui avait une odeur affreuse, ou une fois avec des feuilles de tabac, là, c’était bon mais en même temps tellement fort, et je me suis sentie mal pendant un jour après…
Mais les erreurs sont indispensables, c’est comme ça qu’on apprend et ça permet d’affiner les combinaisons et les techniques !
Giulia a compilé ses années d’apprentissage dans un livre qui sortira le 13 novembre 2024, en italien pour le moment, regroupant ses meilleures techniques et recettes.
Recettes, saisonnalité et originalité des jus
Acidité, salinité, sucrosité : bien équilibrer ces aspects entre eux et avec le plat, c’est la base. Les légumes et les fruits seront souvent majoritaires dans la composition par rapport aux herbes, les premiers apportant la touche salée et les seconds la sucrosité équilibrante.
Pour cet automne, Giulia nous propose un jus de betterave jaune, topinambour et poire (je n’aime pas du tout la betterave, mais au Geranium, je l’ai aimée sous toutes ses couleurs, dans le plat comme dans le verre…).
La betterave jaune est dans l’une des recettes les plus originales que j’ai créée. Je l’avais faite avec du foin rôti et une réduction de céleri et de 10 variétés de pommes. J’ai ma mémoire olfactive comme point de départ mais aussi ce que je vois à la ferme. L’hiver c’est toujours un peu plus compliqué, donc je prévois, j’essaie de préserver au maximum les ingrédients, un peu comme un ours (rires) : cet été j’ai congelé des baies et réduit en poudre des herbes, comme l’aspérule odorante
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La recette
A 2 semaines de la parution de son livre, Giulia nous partage cette sa recette d’automne :
Ingrédients : 2 kg de betteraves jaunes, 2kg de poires et 1kg de topinambour
> Bien nettoyer les betteraves et les poires et les passer à l’extracteur de jus
> Faire bouillir le jus des betteraves et le passer au chinois avec une étamine
> Garder le jus du poire cru au frais pendant ce temps et dans un contenant fermé hermétiquement
> Mixer ensuite 2 litres de betterave et 2 litres de poire puis faire infuser le topinambour rôti (2 bonnes heures à 220 degrés au four) dans le mélange pendant au moins 5h.
> Filtrer et déguster
Pour le conserver, une cuillère à café d’acide ascorbique en poudre permet de stabiliser le jus pour quelques jours au frigo
Univers sensoriel propre au restaurant Geranium
Le monde du vin reste proche de celui des jus et de leurs accords.
Giulia utilise beaucoup les principes guidant les accords mets et vins, comme par exemple de privilégier un vin sur la tension pour se marier avec un plat à la dominante acide.

Pour les amateurs de la science de l’accord, tous breuvages confondus, elle conseille vivement le livre Wine Folly
, qu’elle reconsulte très régulièrement, un verre de Sélosse à la main, ou de Profumo di Volcano
ou encore Etna Rosso
, de Federico Graziani, qui sait dépasser les différences de la viticulture sur les pentes de l’Etna pour faire des vins d’une élégance folle, je les adore
.
Crédit photo de couverture : Giulia Caffiero
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