
Maîtres de chai en Champagne : une histoire de longévité et de solidarité

Bien sûr que cette appellation a quelque chose de spécial, notamment sa méthode, qui lui donne toutes les raisons de vouloir des chefs de cave bien formés, qui connaissent parfaitement leurs produits et qui restent parfois toute leur vie professionnelle au sein d’une même maison. Mais comment la Champagne entretient-elle une telle longévité ?
Michel Parisot, maître de chai pour l’Union Auboise et les champagnes Devaux entame sa 34ème année au sein de la maison de négoce dont 26 ans comme chef de cave. Il me dit ça au détour d’une dégustation à la barrique avec un naturel qui met la puce à l’oreille. Il faut dire que de nos jours, ils se font plutôt rare les emplois gardés longtemps et dans lesquels les êtres semblent s’épanouir encore.
En creusant le sujet, j’ai confirmation qu’il s’agit d’une pérennité fort répandue dans les caves champenoises : Beaucoup de maîtres de chai ont commencé dans un labo ou une maison et y restent toute leur carrière, ou à la limite ils changent une fois. Il y a une vraie importance d’avoir la mémoire du style de la maison pour offrir une qualité stable. Je pense qu’il y a le même phénomène dans les maisons de Cognac.

C’est ce que confirme Jérôme Durand, directeur général de Canard Duchêne qui vient d’assister à une passation au sein de sa maison : Canard Duchêne a été créé en 1868 et on vient de nommer la 10ème maître de chai en 150 ans. Au début c’était des gens de la famille puis le premier qui est sorti du cadre familial est resté 38 ans, le second 17 ans et le dernier 20 ans. Cynthia Fossier qui vient d’être choisie par Laurent n’a que 33 ans et on espère qu’elle va rester une trentaine d’années puisqu’elle a déjà travaillé 5 ans en filage pour pouvoir reprendre le flambeau tranquillement.
Un lien construit entre maîtres de chai
Cette transmission progressive est un système typique des maisons de champagne qui semble relever d’une relation tissée avec confiance au travers de l’amour commun du produit : Il se dégage souvent un lien filial entre maître de chai et son successeur.
poursuit Jérôme Durand. C’est parfois troublant de les voir se parler d’une manière poétique et hors sol. On comprend que ça ne peut être qu’une alchimie pour une passion commune avec ses secrets et ses souvenirs communs. Au début de la passation, le successeur doit perpétuer le style. Et en milieu de carrière, il peut apporter des idées de vinification, faire pivoter les choses mais ce ne sont pas des décisions d’humeur, cela ne peut se faire que sur du temps long. »

Michel Parisot se revoit à 26 ans entrer chez Devaux comme adjoint (c’était déjà assez tard
) pendant 8 ans avant de devenir le grand responsable des diverses gammes. Aujourd’hui à 60 ans, ce sera son tour de passer le flambeau d’ici quelques années. Et pourtant, il ne se destinait pas à devenir chef de cave : il y avait bien son grand-père et son oncle qui cultivaient du raisin (De bons souvenirs de vendanges en famille
), son père brasseur (Ce n’est pas le même produit mais il y a une filiation
) et le jardin potager cultivé depuis tout petit (J’allais cueillir des haricots verts, des carottes, des tomates sur le pied, j’ai mémorisé des goûts, des odeurs, les saisons
).
Et pourtant, il se lance dans des études de physique chimie avant d’entrer à l’école d’œnologie : J’ai toujours voulu avoir cette formation scientifique pour ensuite faire le lien avec la nature. Avec le gel, la grêle, elle nous demande de trouver des solutions et ça m’a toujours intéressé.
Un besoin de spécialistes comme maîtres de chai
L’enfant du pays affilié aux métiers de bouche a fini par tracer lui aussi son sillon dans la profession. D’ailleurs du point de vue de Cédric Moussé, producteur de champagne indépendant, les maîtres de chai sont souvent du cru : C’est tellement pointu de faire du champagne qu’il faut d’éminents spécialistes. La méthode de vinification est unique au monde : tu ne mettras pas un winemaker champenois à Bordeaux ni l’inverse. Ce sont donc souvent des locaux qui sont restés ou revenus. Quand tu travailles en Champagne, tu peux dédier ta vie à la recherche car ce n’est jamais fini.
De son côté, Jérôme Durand évoque aussi la particularité du produit : Pour faire du Champagne, on dompte la nature et on la sculpte de telle sorte à retrouver l’expression d’un style et non d’une année, puisqu’on ne travaille pas sur des millésimes. On doit être stable sur les différents crus en jonglant avec la météo et les vins de réserve. Le challenge demandé est éprouvant. Il y a énormément de variables naturelles donc il faut que la variable humaine change le moins possible.
Ce serait donc la spécificité du Champagne qui ferait la longévité de ses maîtres de chai ? Il semblerait qu’il y ai effectivement un engouement pour ce produit qui n’en finit jamais de dévoiler ses secrets : Cela fait 20 ans que j’expérimente
confirme Cédric Moussé. Il y a 5000 sujets qu’il n‘y a pas dans une vinification de vin rouge : la prise de mousse en lien avec la forme de la bouteille, le pressurage direct par grappe entière, les temps de débourbage, les fermentations, la conservation des vins de réserve. Les maîtres de chai restent très longtemps parce que ce sont de bonnes places qui payent bien et où on ne s’ennuie jamais !

C’est ce que décrit d’ailleurs Michel Parisot à son arrivée chez Devaux : Quand la marque a été rachetée par l’union auboise, j’ai eu la chance d’avoir à reconstruire une gamme et de pouvoir mettre en place une nouvelle identité. Nous ne produisons qu’1 million de bouteilles par an donc je peux travailler à la cuve, au fût, pour faire mes choix. On ne peut pas prendre le temps de faire ça quand on produit 20 millions de bouteilles.
Un esprit de solidarité rare
D’après mes divers interlocuteurs, il semblerait que l’esprit de solidarité y soit aussi pour quelque chose puisque chacun décrit pourtant à des places différentes une fédération forte autour des problématiques communes : Pour trouver des solutions, l’interprofession champenoise est soudée
reprend Michel Parisot. La grande force de la Champagne réside dans l’échange fort entre les maisons concurrentes. Je n’ai jamais vu un collègue refuser de nous donner un tuyau, un conseil. On progresse souvent rapidement parce qu’il n'y a pas de guerre de clochers entre techniciens. On organise des commissions pendant lesquelles on échange des infos, on travaille avec les universités etc. Il y a peu de régions qui travaillent comme ça.
C’est ce qui est confirmé par Cédric Moussé qui pourrait, pourtant, se sentir loin des grandes maisons de négoce : Il y a un vrai partage avec lequel tout le monde grandit
raconte-t-il. On a tous le même nom Champagne sur notre bouteille, s’il y en a un qui fait de la merde, il nuit à tout le monde et si on fait du bien, on le fait à tous.
Michel Parisot se remémore alors ses débuts où il y avait un problème dans tous les mousseux : Après vieillissement, on avait une perte de pression dans les bouteilles, personne n’osait trop le raconter entre collègues. Finalement le CIVC (Comité Interprofessionnel du Vin Champagne) nous a appelé pour modifier les capsules de tirage et les rendre plus étanches. Tout le monde en a bénéficié.
Des maîtres de chai reconnus dans le monde entier
Enfin le Champagne jouit de cette popularité qui fait de ses maîtres de chai, des ambassadeurs parfois dans le monde entier. Une ouverture au monde qui donne certainement envie de rester à son poste : Aujourd’hui ce sont souvent des flying winemakers
évoque Cédric Moussé. Ils sont dans les plus beaux magazines et les plus beaux restaurants du monde, c’est très confortable. Ils font leur vin dans leur chai mais par contre ils sont sollicités pour aller parler de leur métier dans le monde entier.
Et en effet Michel Parisot raconte qu’il a créé un mousseux haut de gamme en Australie, qu’il fait du soutien technique en Finlande, en Angleterre ou aux USA avec toute la gratitude qui le caractérise : Je suis vraiment reconnaissant car on m’a toujours fait confiance. C’est ce qui fait que je suis encore là, je me suis toujours senti libre.
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