
Les femmes auraient-elles inventé le vin ?

Florence Tilkens Zotiades est sommelière et chercheuse. Grâce à son étude du rôle de la femme dans l’histoire du vin et à son livre Vin, vignes, femmes
, elle nous éclaire sur ce hors champs méconnu qui remet les choses à leur place.
Maylis Détrie : Si l’on remonte à la période du Paléolithique et la vie quotidienne retracée de cette époque, on peut dire que ce sont les femmes les premières à avoir fait du vin ?
Florence Tilken Zotiades : D’après les études faites par les archéologues, les chercheurs, les botanistes, il apparaît que les femmes étaient responsables de la récolte nourricière car elles collectaient plus de 80 % des besoins nutritifs de leur groupe. Cette collecte de fruits, de céréales, de plantes à laquelle elles s'adonnaient chaque jour laisse fortement penser qu’elles ont repéré Vitis vinifera, constaté que les baies étaient consommables, observé que d’autres animaux les consommaient et avaient des comportements particuliers quand la baie commençait à moisir. On peut imaginer qu’elles ont ramené le raisin dans leur caverne, ont entassé les grappes dans un creux pour les stocker. Les baies appuyées les unes sur les autres, se sont écrasées, ont fait sortir le jus qui a commencé à fermenter. Trouvant goût à cela, nos protos humains, vont essayer de reproduire ce phénomène par la suite. Qui donc d’autre que les femmes auraient découvert les vertus du jus de raisin fermenté ? Il faut donc rendre à ces femmes ces capacités extraordinaires : elles procréent et elles nourrissent.
MD : Ensuite c'est l'âge bronze qui arrive et le vin devient l'apanage des hommes ?
FTZ : Les historiennes féministes ont trouvé cet élément clé : la sédentarisation et la fabrication d’outils sophistiqués sont les 2 facteurs qui amènent les hommes à s’accaparer les choses. Le vin se découvre comme un produit magique et multi fonctionnel : ses vertus médicinales, de bien être, de désinhibition. On comprend qu’il devient alors une source de richesse énorme puisqu’il désinfecte même l’eau ! Alors, il est aussi une source de prestige et de puissance en Mésopotamie. Les hommes récupèrent le pouvoir de la guerre et de la conquête qui devient supérieur au pouvoir nourricier. De fait, les femmes sédentarisées subissent une division du travail sexuée et sont assignées à l’entretien de la maison et aux enfants. Nous ne sommes plus faces à de petits groupes communautaires mais des armées énormes. A l’extérieur d’Athènes, sur le lieu d’une garnison de soldats, on a retrouvé des milliers de fragments de jarres qui témoignent de la consommation incroyable de vin dans ce contexte.
MD : Dans votre livre, vous parlez d’une exception de la civilisation minoenne (civilisation antique qui s'est développée, entre autres, sur les îles de Crète et de Santorin de 2700 à 1200 av. JC) où les femmes étaient présentes et puissantes dans toutes les étapes de la production du vin et que la population vivait dans un économie florissante etc... Que peut nous enseigner cette exception ?
FTZ : Il faut d’abord savoir que cette civilisation n’a pas disparue parce qu’elle a collapsé mais parce qu’elle a subi l’explosion du volcan de l’île Santorin. Cela a complètement affaibli ce peuple qui a fini par se faire conquérir par les mycéniens. Cette exception nous enseigne que l’égalité parfaite de traitement et l’indépendance totale de travail donnée aux femmes en avait fait une civilisation prospère qui fonctionnait très bien. Je déteste le mot complémentarité
qui consisterait à l’imbrication obligatoire. Les minoens nous montrent qu’en concédant 2 conceptions du monde, on en tire le meilleur. Aujourd’hui, le secteur viticole est un des moins égaux en terme d’équilibre hommes/femmes. Mais l’on sait que la place des femmes ne s’est pas faite en complémentarité mais en ouverture à des pratiques différentes : il y a plus de femmes dans le bio, elles prennent des domaines à taille humaine et ne veulent pas nuire à l’environnement. Elles proposent une autre vision.
MD : Ensuite, au temps des grecs et romains, on perd la trace de témoignages de la présence des femmes ?
FTZ : On comprend que les tâches se divisent en terme de genre et que la femme sert le vin mais qu'elle ne le boit pas. L’absence de témoignages l’évince automatiquement des activités viticoles. Son seul espace est domestique. Les traités d’agriculture sont rédigés par des hommes et ne s’adressent jamais aux femmes. Elles ont les clés du foyer mais pas de la cave ! Alors qu’il est bien évident que les femmes devaient pourtant travailler dans le vignoble pour les vendanges et les gros travaux. Elles participent mais personne n’en parle. Et puis il faut se figurer les choses ; Au début de la création de Rome, les femmes pouvaient avoir la peine de mort pour 2 raisons : l’adultère et la consommation de vin. Dans les familles patriciennes, tous les membres embrassait la matrone sur les lèvres pour savoir si elle avait bu du vin ou pas. Le père de famille avait ensuite droit de vie et de mort sur elle. Je vous parle bien sur de tout cela dans les milieux privilégiés.
MD : Finalement, ce que vous me dites, c’est que la femme modeste était finalement peut être plus libre dans ces gestes ?
FTZ : Oui, je ne l’avais pas réalisé mais paradoxalement, la femme du peuple circule plus librement : elle est dehors, elle peut boire, même s’il devait y avoir de la violence quand même au sein des familles. Il faut comprendre que dans les hauts rangs de la société, la femme ne fait que renforcer le côté brillant, glorieux de son mari. Une belle potiche glorieuse qui tient le foyer et élève les enfants. Au XXème siècle, les femmes qui refusaient ce rôle étaient enfermées dans des asiles pour hystérie.
MD : Par la suite, c’est l’église qui s’empare de la production viticole et celles qui y ont accès sont les femmes des monastères ?
FTZ : C’est encore un peu paradoxal mais les femmes d’église s’engagent à la vie monacale mais accèdent de fait à tout ce qui touche à la production de la vigne et peuvent consommer le vin. Elles accèdent aussi à l’écriture, à la musique. Les monastères deviennent les producteurs de vins (Bourgogne, Alsace) et sont les garants de l’hospitalité dont la consommation de vin fait partie. Certains comme le Clos de Tarbes deviennent prestigieux dans toute l’Europe. Je rappelle aussi que jusque dans les années 70 en France, les femmes ayant leurs règles n’avaient pas de le droit d’entrer dans la cave car cela faisait tourner le vin. De fait, les moniales arrivaient même à franchir ce tabou incroyable.
MD : Cette légende que les femmes font tourner le vin, que raconte-t-elle ?
FTZ : C’est très clair : en disant que la femme est impure, le vin est devenu l’apanage des hommes. C’est tout le propos de Françoise Héritier qui explique que cette main mise des hommes sur les femmes relève d’une jalousie, d’une frustration et d’une incapacité à comprendre comment une femme peut créer la vie et les moyens de production qui vont avec. Certaines femmes ingénieuses qui ont inventé un système de citerne pour protéger le vin ou qui ont lutté de manière pionnière contre le phylloxera en proposant les porte-greffes n’ont jamais été reconnues, ont été accusées de plagiat ou simplement effacée de l’Histoire.
MD : Si on revient maintenant à notre époque, vous parlez de persistance culturelle de genre
. Quels en sont les marqueurs ?
FTZ : Heureusement, le monde du vin se féminise et devient conscient de ses travers au fil des siècles. La femme aime que la bouteille ne soit pas hors de prix et facile d’accès ; Pour elle, ce n’est pas un marqueur social mais un produit de partage, de plaisir donc pour tous. Je suis née en 1966, la femme n’avait pas le droit d’ouvrir un compte en banque. C’est aberrant. Les femmes font de longues études : certains chercheurs qui regardent le nombre d’œnologues aujourd’hui disent que dans 15 ans il n'y aura que des femmes œnologues. Je ne trouve pas ça dérangeant ! Le marqueur principal est cette intuition, ce sentiment que l’on doit toujours être vigilante car on peut reperdre très vite ce que l’on a gagné. Peut-être que ce ne sont pas les hommes qui soumettront d’autres femmes mais que les femmes entre elles le feront, dont certaines qui veulent garder un certain conservatisme...
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