
Comment le vin était-il consommé et partagé à différentes époques ?

Didier Nourrisson, historien spécialiste des comportements alimentaires raconte de l’Antiquité à nos jours les grands changements dans les habitudes de consommation du vin. Son livre "Crus et cuites, histoire du buveur" est un apport éclairant pour comprendre que ce nectar a toujours été révélateur d’une époque.

Maylis Détrie : Le vin a toujours beaucoup été relié à la mythologie, comment ça se fait ?
Didier Nourrisson : Le vin se perd dans la nuit des temps donc les hommes ont eu tôt fait de considérer le vin comme une boisson sacrée et incarnée dans un dieu. C’est une caractéristique de toutes les civilisations méditerranéennes qui ont eu un rapport au vin très précoce. C’est dans cette zone que l’Arche de Noé serait arrivé. Il serait sûrement le premier viticulteur et le premier consommateur de vin. Il avait des ceps de vigne avec lui et se serait dépêché de les planter après le déluge sur le mont Ararat en Arménie. On dit qu’il aurait pressé le raisin et consommé son vin. Ce mythe est confirmé par l’archéologie parce que c’est là-bas qu’on a retrouvé les premiers objets comme des meules et des tessons de vases datant de 6000 avant J.-C. Et puis les grecs avaient leur dieu favori Dionysos, le dieu des arts (puisque le vin est censé pousser l’imagination) qui est aussi le dieu de l’ivresse.
MD : A cette époque, qui consommait le vin ?
DN : Il était d’abord réservé à une élite censée être plus proche des dieux que le commun des mortels. En Egypte, les pharaons buvaient allègrement du vin et ils étaient des dieux sur terre. Autour, il y avait la cour, les grands aristocrates qui en consommaient aussi. On peut dire que c’était un produit de classe fabriqué par les petites gens qui, eux, n’y avaient pas accès. L’élite boit du vin à l’occasion de banquets et le vin faisait office de créateur de sociabilité entre gens du même milieu. La captation de cette boisson par l’élite va durer jusqu’au 19ème siècle. Le peuple se limite à l’eau non potable ou alors dans le meilleur des cas à de la bière d’orge (lire notre article sur les différents types de bières). Dans la bible, les fameuses noces de Cana racontent que les serviteurs apportaient du vin et qu’il vint à manquer. C’est à ce moment là que Jésus transforme l’eau en vin de très bonne qualité. Cette histoire est très caractéristique d’une société élitiste par rapport à la boisson.
MD : Qu’en est-il des femmes ?
DN : Les femmes de la bonne société n’ont pas le droit non plus de boire du vin parce qu’on estime qu’étant responsable de la reproduction humaine, il ne faut pas qu’elle boive. Officieusement, les femmes de mauvaise vie doivent entraîner les hommes dans l’ivresse et donc elles se mettent à boire et on laisse faire car cela partie de leur fonction. Cela va durer longtemps car les premières femmes émancipées arrivent au 19XIXème siècle (avec Georges Sand) mais ce sont des aristocrates : elles portent des pantalons, montent à cheval et fondent un club des femmes. C’est un scandale énorme dans un siècle prude et conservateur. Le vin est vraiment un produit révélateur de l’état d’une société : on voit bien mieux ce qui s’y passe entre vieux, jeunes, hommes, femmes et dans les rapports politiques.
Lire notre article Les femmes auraient-elle inventé le vin ?

MD : Le personnage d’Alexandre le Grand a beaucoup marqué l’histoire de la consommation du vin. Pourquoi ?
DN : Alexandre le Grand est un conquérant et un grand viveur : il accompagne ses armées vers l’est et partout où il passe il boit et il fait planter la vigne au Kazakhstan, en Ouzbékistan. Il conquiert le monde tout en buvant énormément et il meurt à 26 ans, certainement d’une overdose. Sa spécialité était les défis alcooliques jusqu’à épuisement pour gagner une terre ou un royaume. On dit qu’il est capable de boire plus de 25 litres de vin d’affilée.
MD : Et puis, en sautant quelques siècles, vient l’époque médiévale…
DN : C’est ce que j’appelle le temps chrétien. Le peuple entretient encore la vigne du seigneur et lui porte le vin directement dans ses caves. Parfois, il leur sert à payer leurs impôts. Les choses commencent à changer lentement : les moines cultivent et étendent la vigne de manière considérable dans la vallée du Rhin, dans le nord de l’Europe et tout le long de la Seine. A ce moment là, le vin a 3 fonctions : pour la messe, on communiait l’hostie et le vin (sacré), pour la table (chaque moine a le droit à un demi-litre de vin par jour) et pour les pèlerins qui passent. Le Moyen Age est un siècle de buveurs de vin dans le monde religieux et seigneuriale mais toujours pas dans le monde ordinaire.
MD : Qu’apporte la période de la Renaissance ?
DN : Avant, on assemblait les cépages sans précaution sans vraiment distinguer. Avec la Renaissance, on développe un mode de vie plus raffiné, on prête attention au goût des uns et des autres. On va commencer à créer une hiérarchie des vins entre les dominants et les secondaires. Et ça se voit très bien à Paris, dans l’entourage du roi, on commence à écrire des traités du vin et à sélectionner les terroirs : le mot lui-même arrive dans les textes. Au XVIIème siècle, cela devient plus net, la Bourgogne devient un terroir reconnu notamment grâce à l’action des médecins. Ils ordonnancent tel ou tel vin pour la santé. Le médecin de Louis XIV va conseiller le vin de Bourgogne parce que ce sont des vins plus épais donc qui fortifieraient le corps notamment en cas d’anémie. Côté Bordeaux c’est plus tardif, car les vins sont court-circuités par les anglais.
MD : Mais les anglais vont influencer le milieu du vin ?
DN : Ils vont inventer le Champagne ! L’aristocratie anglaise a la volonté de s’étourdir dans l’ivresse pour oublier les malheurs de la guerre. Pendant la révolution industrielle, ils arrivent à produire du vin effervescent qui ne fait plus exploser les bouteilles. Ils créent aussi le mantelet pour tenir le bouchon. Alors que les français continuent de boire du vin tranquille car Louis IX ne veut pas entendre parler des modes anglaises. Lors de la régence, l’aristocratie française va découvrir le vin champagnisé, ça fait pétiller l’intelligence dit-on et même celles des femmes qui s’y mettent elles aussi.
MD : Ensuite, c’est la Révolution...
DN : Tout le monde croit que le 14 juillet 1789 est le chapitre 1 de la Révolution Française mais en réalité, quelques jours avant, le 10 juillet, le peuple affamé, fait tomber les barrières, jettent les agents qui font payer les taxes à la Seine et font entrer des tonneaux de vin dans la capitale. C’est le 1er vrai geste de la Révolution qui marque le renversement de la monarchie et des privilèges. Les jours qui suivent se passent avec une bouteille de vin à la main. On le voit dans les gravures de l’époque. Le peuple s’empare des Tuileries et force le roi à boire à la santé de la nation. Pendant ce temps-là, les paysans entrent dans les châteaux et récupèrent leurs vins dans les caves. Ils affirment l’égalité sociale, la liberté de boire et la fraternité du partage.

MD : Quelles sont les suites de cette révolution ?
DN : Cette période marque la démocratisation du vin qui se poursuit jusqu’au milieu du 20ème siècle. Tout le monde se met à en boire : hommes, femmes, enfants, tout le temps à tous les repas. Pas de chanson sans chanson à boire. Les arts, les lettres, la culture s’empare du vin. Les vignerons font entrer les gens dans leur cave qui devient un lieu de passage et de partage. Il n‘y a pas d’opposant à part quelques médecins qui vont définir l’alcoolisme comme une intoxication par les boissons spiritueuses. En 1950, c’est le baby boom et l’arrivée de la sécurité sociale. Les maladies autour de l’alcool coûtent chères. On se met à la dénoncer comme une boisson dangereuse. En 1956, Pierre Mendès-France fait interdire le vin dans les cantines aux enfants de moins de 14 ans et met du lait à la place. On voit arriver la propagande contre le vin et on voit arriver le Coca© comme un anti-vin.
MD : Cela s’accompagne d’une baisse drastique de la consommation…
DN : En 1960, on boit 2 fois moins de vin, on passe de 200 litres de vin par an et par personne à aujourd’hui 50 litres. Aujourd’hui, il existe au fond 3 types de buveurs : les buveurs d’eau et autres produits non vineux, et ils sont nombreux : ce sont les abstinents sincères. Ensuite, il y a les buveurs de vin qui sont pour beaucoup des personnes âgées et les amateurs qui représentent la majorité. Ils sont instruits, connaissent les dangers, les terroirs, les qualités du vin, savent en parler et ils dégustent plutôt qu’il n’avalent. C’est une catégorie d’avenir qui correspond bien aux classes moyennes.
MD : Vers quelle voie aimeriez-vous que l’on se dirige ?
DN : Il faut développer cette culture du vin dont on parle, que l’on partage entre amis, que l’on échange. C’est un bel avenir qui oblige à faire de la qualité. Les vins médiocres sont appelés à disparaître. Le monde du vin est loin d’avoir étanché ses envies.
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